Le documentaire-enquête
Le cauchemar de Darwin connait un succès important.
On y retrouve plusieurs aspects de ce qui
fait la raison d'être du combat de Survie. Trafics inéquitables
et criminels, faiblesse de l'état, grande pauvreté...
Est-ce un cas typique de ce que nous voulons dénoncer ?
Je vous propose quelques commentaires et critiques plutôt personnelles
sur le film.
Le fil directeur du film est la pêche
de la Perche du Nil, poisson introduit dans ce très grand lac
tropical il y a une 40aine d'années.
Au fil de l'enquête, on aborde les questions du dégât
écologique, du sida, de la prostitution, des enfants des rues,
de la famine dans le pays, et du trafic d'armes ; la construction du
film suggérant fortement des liens entre toutes ces questions.
Du point de vue écologique, l'introduction
d'une espèce qui devient "invasive" modifie le milieux
et donc c'est une destruction de l'ancien équilibre. On en a
de nombreux autres exemples ailleurs dans le monde (algue taxifolia
en méditerranée, lapin en Australie...)
Point important, ce n'est pas l'activité actuelle de pêche
de la perche du Nil qui cause une destruction écologique, ce
qui est une grosse différence avec l'exploitation des forêts
anciennes par exemple, qui concerne plusieurs pays d'Afrique.
Cette introduction est principalement expliquée par un "film
dans le film", projeté lors d'une rencontre internationale
sur le lac Victoria. Le ton et la présentation de ce passage
sont très suggestifs ; la perche du Nil est un "carnassier"
; on comprend facilement "méchant destructeur". Or
la plupart des poissons qui ont un intérêt gastronomique
sont des carnassiers : truite, saumon, brochet, bar, thon...
D'après les réactions des spectateurs, plusieurs ne croient
pas que cette espèce ait pu être introduite par le simple
déversement d'un seau de poisson. Quelle qu'ai pu être
l'idée de ceux qui ont commis cette introduction, celle-ci est
techniquement très simple et il n'a pas fallu plus de quelques
lapins pour en faire des millions en Australie.
Les populations et espèces de poissons indigènes existant
avant cette introduction ont été bouleversées.
Dans ces situations, la diversité biologique tend à diminuer,
mais la quantité, la "biomasse" de poisson dans le
lac n'y est pas directement liée.
Une intervenante qui évoquait le film sur France-Inter disait
que la perche du Nil ayant détruit ses proies, développe
le phénomène de cannibalisme, ce qui détruira bientôt
la ressource.
Dans le "film dans le film" qui présente en anglais
la question de l'introduction de la perche du Nil, le cannibalisme de
ce poisson est en effet évoqué et présenté
comme inquiétant.
Le cannibalisme est assez banal chez les poissons. En pisciculture intensive
de truite, c'est en partie la raison pour laquelle on trie plusieurs
fois les poissons qu'on élève, pour que, de taille homogène,
ils ne puissent pas se manger les un les autres.
Cela existe aussi dans le milieux naturel ou semi naturel dans certaines
conditions. Cela ne compromet pas la survie de l'espèce (à
l'opposé un poisson peut produire des milliers de petits). Il
doit y avoir du cannibalisme chez la perche du Nil du lac Victoria,
mais les extrapolations que peut en faire un profane en écologie
comme cette intervenante de France-Inter, (comme certainement une bonne
part des spectateurs) sont fausses.
Enfin du point de vue ressource alimentaire, les spectateurs sont amenés
à penser que le poisson présent avant l'introduction était
une ressource pour la consommation locale, ressource maintenant perdue.
Ce qui n'est pas dit dans le film. On y voit des industriels et politiques
qui disent le contraire, à savoir que la perche du Nil est une
chance, une ressource pour la région, mais dont la parole n'est
pas présentée de manière à apparaître
crédible. Et on n'a pas d'indications sur la ressource en poisson
pour la consommation locale avant et après l'introduction de
cette espèce. Autrement dit l'idée que ce poisson a fait
diminuer la ressource halieutique globale du lac est incertaine, et
la relation peut être inverse.
Il y a ensuite la question de l'exportation
de ce produit alimentaire d'un pays où la famine n'est pas loin.
Cela rappelle d'une part la question des cultures de rentes et d'exportations
qui ont été souvent imposées dans les pays en développement
au détriment des cultures vivrières, au prix d'une grande
vulnérabilité aux circuits de commercialisation et à
la conjoncture internationale, et sous-entend une certaine théorie
des vases communicants (si on coupait les exportations de poisson, il
y aurait plus à manger en Tanzanie). Cette théorie est
démentie et attaquée en d'autres situations : l'exportation
à bas prix de produits alimentaires vers l'Afrique qui peut y
désorganiser les filières de production locale. (campagne
" l'Europe plume l'Afrique " d'Agir Ici)
On peut critiquer du point de vue développement
durable au niveau mondial le fait de transporter en avion du poisson
sur de si longues distances, mais le fait qu'il y ai une ressource renouvelable
à forte valeur ajoutée qui soit exportée, c'est
a priori positif. La question étant ensuite les conditions de
ce commerce.
La misère des enfants des rues qui
l'on voit se droguer, se battre pour de la nourriture, est un autre
thème du film. Ces images font contraste avec l'ambiance confortable
des bureaux de l'entreprise de transformation du poisson, d'une réunion
avec un représentant de l'UE, ou une rencontre internationale
régionale à propos du lac.
La situation de ces enfants est malheureusement banale à l'échelle
des pays pauvres au niveau mondial, jusqu'en Europe. Les ravages du
sida dans cette région semblent contribuer fortement à
créer des orphelins, qui ne sont pas pris en charges par un réseau
familial ou des institutions gouvernementales peu développées.
Les personnes de la rue interrogées sont dites souvent "de
famille de pêcheur", mais dont le père est parti ou
mort. On voit et on interroge très peu les pêcheurs eux-même,
comment ils voient leur activité et comment ils en vivent.
Le lien entre ces drames et l'activité de pêche et d'exportation
consiste principalement en ce que cette zone d'activité attirant
de nombreux travailleurs venant de l' "arrière pays"
la prostitution s'y développe aussi et contribue à l'épidémie
de sida.
Après "filetage" pour
l'exportation, les carcasses et têtes du poisson sont récupérées
pour la consommation locale. L'image de ces " déchets ",
et le contraste des conditions d'hygiène entre l'usine de filetage
et le transport en vrac, le dépôt des carcasses sur des
structures bricolées en bois choque. Pourtant il est facile d'expliquer
que l'importation de ce poisson en Europe devait être conditionnée
à l'existence d'ateliers de transformation aux normes, tandis
que le traitement des carcasses se fait de façon improvisée,
avec certainement une part de pratique traditionnelle de séchage.
La chair restant sur les carcasses serait traitée en Europe de
façon plus asseptisée, ici l'image et le symbole sont
frappant : les tanzaniens n'ont que les restes de la ressource de leur
pays.
Il est à noter que le poisson semble pêché par des
pêcheurs indépendants et qu'en dehors de cette récupération,
une part du produit de la pêche sous forme de poissons entiers
va probablement à la consommation locale (seuls les filets traités
en usine de transformation étant réservés à
l'exportation).
Ayant entendu le réalisateur, dans
un sens, sa position m'a parue plus pondérée que celle
des spectateurs qui sortent de son film, concernant en particulier le
revenu correct, rapporté au pays qu'ont les pêcheurs et
employés de l'industrie de transformation de poisson.
L'exploitation de cette ressource ne me paraît pas du même
ordre que celle du pétrole ou de ressources minières dans
d'autres pays, qui est souvent opérée de bout en bout
par des entreprises étrangères au pays à qui appartient
la ressource, et dans des conditions financières d'exploitation
le plus souvent opaques et inéquitables.
Reste le tableau de ces pilotes russes,
qui certainement ramènent des armes sur le trajet Europe-Afrique.
D'après les autres destinations qu'ils évoquent, (Afghanistan,
RDC...) on devine qu'ils ont souvent un rôle d'auxiliaires mercenaires.
Et l'Etat tanzanien qui semble absent et passif face à ces trafics
(un policier que fait la sieste à l'aéroport). Et puis
un vigile, ancien combattant, qui explique pourquoi il aime faire la
guerre, et qu'il la souhaite...
Voilà, en résumé le documentaire montre la pauvreté,
les ravages du sida, le trafic d'armes et la guerre (autrefois en Tanzanie,
maintenant dans d'autres pays) mais quant à la pêche et
à l'exportation de poisson, je n'ai pas été convaincu
des nuisances de cette activité pour le pays, je dirais même
que je ne suis pas d'accord avec la majorité de ce que suggère
le film, et je ne m'interdirai pas d'acheter de la perche du Nil. Cet
ensemble de suggestions me gêne dans le film. Il me semble qu'il
vaut mieux comprendre et faire comprendre la réalité que
susciter des impressions mal fondées. Cela sans banaliser le
drame du sida, des enfants des rues et du trafic d'armes.
Quand des jeux de comptabilité détournent
des sommes gigantesques de pays dont une grande partie de la population
survit sans sécurité et sans avenir, voire meurt de faim
ou de violence (voir par exemple le cas de l'Angola décrit dans
le Dossier noir n°18),
il n'y a plus de symboles.
Quand cet argent est tiré des ressources pétrolières
ou minières d'un pays, de l'endettement et d'une aide au développement
opaque, on croirait qu'il n'est pas volé aux citoyens de ce pays,
puisqu'il ne les a jamais concerné de près. C'est beaucoup
plus abstrait qu'une cargaison de poisson qui s'envole de Tanzanie vers
l'Europe, mais c'est pourtant cet argent qui manque aux états
africains pour assurer eux-même leurs missions de base envers
leur citoyens : justice, sécurité, éducation, accès
aux biens fondamentaux, à côté d'une activité
et d'une production économique qui ne soit pas sapée et
rackettée par une logique de clan et de captation de rente.
Il y a des ressources naturelles dont l'exploitation
est réellement et très gravement destructrice du point
de vue écologique, ainsi que du point de vue des ressources et
de l'environnement des populations : c'est le cas de l'exploitation
des forêts anciennes tropicales. Vous pouvez consulter à
ce sujet la page forêt.
Mathias
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Projection - débat autour du film
Le Cauchemar de Darwin
le 10 juin au cinéma Le Palace à Hayange (57)
Débat organisé par Attac Thionville avec Mathias Damour
pour Survie Lorraine
voir
page agenda
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